A Shanghai, il y a de cela plus de dix ans, je menais une vie relativement insouciante. Dans la chaleur moite de l’automne, je respirais à pleins poumons les effluves des bouis bouis qui parsemaient les ruelles de la vieille ville. Andria installée sur le siège arrière de ma fausse Vespa électrique, sans casque ni masque, nous riions à gorge déployée, heureux de vivre cette si belle aventure. Le weekend, je sillonnais en courant les quartiers avoisinants – la pratique du sport était encouragée partout et les infrastructures nombreuses si bien que je croisais souvent dans les stades des shanghaiens qui me semblaient centenaires qui marchaient à reculons et  tournoyaient leurs bras : le sport national là bas. Certes le ciel au dessus de nous etait gris, jaune, marron, parfois violet, parfois indescriptible, mais que savais-je moi, des cieux asiatiques ? En bon gaulois j’avais décidé de ne pas avoir peur qu’ils me tombent sur la tête.

Un beau matin, cela devait être l’automne 2012, le consulat américain situé à quelques mètres de notre appartement prit la décision inattendue de rendre publics les indices de qualité de l’air qu’il mesurait depuis longtemps en secret. Fin de l’insouciance et début des grandes inquiétudes. L’air n’était pas exactement pur, on s’en doutait, mais on ne s’imaginait pas qu’il était à ce point toxique, que le simple fait d’être là et de respirer charriait son lot de menaces, de maladies. La toux tenace d’Andria, mes temps médiocres aux courses à pied auxquelles je participais, tout s’expliquait : nous vivions depuis des mois et sans le savoir dans une atmosphère tellement polluée que les chiffres pour en rendre compte semblaient ne plus faire sens : 350, 700, 1 000, 1 200 parfois quand le vent portrait vers nous la fumée des usines qui fabriquaient les jouets attendus par les enfants du monde entier à Noël.

Évidemment, l’angoisse collective a rapidement trouvé son chemin jusqu’à notre école : que faisions-nous au juste pour protéger les enfants, quelles mesures avions nous mises en place pour nous assurer que les enfants ne respirent pas cet air vicié ?  Des experts furent convoqués pour nous expliquer ce qu’il en était et ce qu’il y avait de mieux à faire : les yeux écarquillés nous écoutions l’étendue de la tâche : les particules fines sont tellement petites qu’elles passent partout, chez vous, à l’école, au salon, dans votre bureau, à travers votre masque. La seule solution : bouger le moins possible et respirer calmement, arroser la cour de récréations pour fixer au sol ces maudites particules. Et pendant des semaines, cette ronde des enfants, en silence dans la cour – parce que crier c’est ouvrir trop grand la bouche, c’est respirer trop fort – sera notre quotidien. Avant que les esprits ne se calment un peu, que nous puissions nous munir de systèmes d’infiltration dernier cri. Avant que, somme toute, nous n’acceptions notre sort et que nous commencions, timidement, à parler d’autre chose.

Je repense souvent à ces semaines – là, quand par exemple je me lave les dents avec ma brosse à dents en bambou : chaque geste compte, dois-je encore me convaincre. J’y ai évidemment beaucoup repensé ce mercredi quand la nuit est tombée sur New York vers 14h et que le sol a pris ce teint jaunâtre que j’ai trop bien reconnu.

Lundi matin j’assisterai à la cérémonie de graduation des élèves de grande section de maternelle. C’est l’un de mes événements préférés de l’année. J’y prononcerai un discours, pas trop sérieux bien sûr, on n’est pas sérieux quand on est en maternelle, mais au fond de moi je leur souhaiterai du ciel bleu et de l’air qui ne fait pas mal. C’est tout simple mais tout le monde n’a y a pas droit.